Cette photo m’évoque irrésistiblement un texte de Jean-Pierre Ramet paru dans la revue « Boulogne et la mer » n°10 de juillet 2006.
Je vous l’ai copié ici (repris sur le site « mémoire d’Opale »).

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Au Mont Saint Frieux…
La légende du Père Cadéne
imaginaire (version définitive pour parution Boulogne et la Mer)
Un petit vent frais soufflait sur le plage d’Equihen en ce jour de Février . Un petit vent sans rafales, continu et sec qui mordait le visage et les doigts des quelques matelots qui préparaient leurs barques pour le prochain départ. La gelée du matin avait durci le sable et blanchi les dunes qu’un pale soleil commençait à éclairer. Un vieil homme, courbé en deux, marchant en s’aidant d’un bâton, descendait vers la plage et le lieu d’échouage des bateaux. Il se dirigea vers un équipage. Les matelots reconnurent vite la silhouette grise qui s’approchait. C’était le père Cadéne comme on l’appelait, un ancien marin, vieil habitué des lieux. Coiffé d’une toque de fourrure usée, la grosse veste de drap tenue serrée à la taille par une corde, il s’avançait vers eux. Une rude vie de travail et les années avaient plié en deux sa solide carcasse, mais la démarche restait sûre pour un homme de son âge et sa visite quotidienne sur cette plage qu’il avait fréquenté presque tous les jours de sa vie, lui avait permis de garder un pas trottinant mais néanmoins assuré et encore rapide.
-« Alo père Cadéne, o z’allez vous ingeller avec du temps parele. »
-« Ess temps là, y n’in vaut bin un ote, allez… c’est du bon temps, pinsez putot à vous. Mi ej peut mette mes maïns dins mes poches pour pont avoir l’onglaïe… vous otes o pouvez pont… o voyez qu’ess temps là il est meilleur pour mi eq pour vous otes…. »
Il termina sa phrase dans un petit rire qui attestait encore de sa vivacité d’esprit.
– » O partez à l’maraïe…..et d’où qu’o tindez as momint ? « (1)
– » On sommes tindu juste in face …din s’fond à cailleuw… des morues epi des merlins, ess temps là, il est bon, «
Le vieil homme, en connaisseur, approuva d’un signe de tête et continua:
– » Dites meu…… z’allez ti sortir diminch qui vient? »
– » Sûr eq non ……on péquons bin tout’l semaine, on z’allons pont sortir un diminch… »
Le vieil homme sembla déçu de la réponse, mais il insista :
– » Dis meu… t’es saït qu’ j’aï toujours naviguaï avec tin pover père… »
– » Bin oui, et même qu’o faisétes eune rude équipe »
– » Dis meu,……. pour mi, épi in souv’nir ed tin père,……si ej vous demindo d’ sortir à l’maraïe del nuit entre samedi et diminch…..o sortirétes? »
Les trois hommes d’équipage et le patron arrêtèrent leur travail et s’approchèrent du vieil homme.
– » Pour nous déminder çà, o z’avez qui’d’cose qui vous trotte dins l’tète, père Cadéne, allons, y faudro eune rude raison pour nous faire sortir. »
Les matelots commençaient à se demander si la raison du vieux matelot ne commençait pas à lui jouer des tours. Lui si prompt à se renseigner sur la pêche, à donner des conseils avisés, voilà qu’il commençait à donner des ordres, ce n’était pas dans ses habitudes. Il insista pourtant, mais resta toujours aussi énigmatique.
– » Dites meu oui… Y faudra sortir, c’est mi qui vous l’deminde, prénez çà si o voulez comme………comme eune dernière volontaïe »
– » O là c’est pont clair du tout, mais c’est joliment grav eune affaire paréle, o nous faites des sueurs din l’dos, y faut vous espliquer quoy. »
Les hommes se resserrèrent et firent cercle autour du vieil homme.
– » Vous tracassez pont, c’est eune affaire honnête…, avec mi, pont d’entourloupes, et j’enn fraille pont un mauvais coup, épi o verrez j’aï cor eune place dsur un batiauw …vous in faites pont. »
– » C’est pont qu’o z’allez v’nir avec nous otes? »
– » Bin sûr qu’ej sortiraille avec vous otes,… mais y faudra m’accouter et suive emm route »
Les hommes étaient de plus en plus intrigués, de plus, il leur paraissait tout à fait insensé de prendre avec eux le vieillard, surtout pour une marée de nuit.
– » C’est pont vous faire offense père Cadéne, mais c’est pont raisonnab…, o savez qu’on vous respectons, o z’avez bin bourlinguaï, mais l’âge, il est là…. vos place al est pu à chauler al mer.. .pinsez don.. . y faut n’in dire ed plus, vos compte y n’ est pont clair,…….o pouvez parler…….mais, çà rest’ra intre nous…. »
– » Mais j’y compte bin….tout çà qu’ej vous dit là……pont un mot à personn!….mais croyez meu , o z’argrettez pont…..o verrez ».
Le patron, se détacha du groupe et fit le tour de la barque, comme pour mieux réfléchir, puis l’air soucieux, il revint prés du vieil homme:
– » Par respect, ej voudro bin vous accoutez,….mais on sommes quat à bord, on nous intindons bin……….. alors c’est pont mi qui va décider, c’est nos affaire à tertous, on z’allons voir pendant sal maraïe ici………….d’maïn y s’ra cor temps dess décider…….. o s’rez là?…….. allez ……à d’maïn a’l’maraïe »
La marée était montée et les petites vagues d’une mer calme venaient lécher la lourde coque noire. D’autres barques avaient déjà rejoint la haute mer, il était temps de penser au départ. Le patron s’embarqua, les hommes poussèrent la barque pour la mettre à flot, et après un dernier coup d’épaule, ils s’agrippèrent au bordage, le patron les aida à se rétablir à la force des bras et à basculer à bord pour embarquer. Ils hissèrent la voile et dès que le vent emmena la barque, ils se retournèrent et firent signe au vieil homme qui les regardait s’éloigner. De son côté, le Père Cadéne, immobile à la limite des vagues, leva son bâton en signe d’adieu:
– « A d’maïn…..à l’maraïe…. »
La barque gagna rapidement le large. Arrivé sur le lieu de pêche habituel, on abattit la grand voile et on laissa filer les cordes préparées dans de grands paniers. Portée par la seule dérive du courant, la » Reine de la Foi » commençait une nouvelle journée de pêche. Les six bateaux d’Equihen étaient d’ailleurs rassemblés dans le même secteur. Sur cette étendue d’eau, le poisson se trouvait exactement là en cette période, tous le savaient, et la flottille s’unissait pour pécher au mieux et faire
vivre la petite communauté. Il y avait la « Confiance » et le « Saint Sauveur », les deux plus gros bateaux qui avaient terminés en Janvier la campagne du hareng, puis plus loin le « Saint Joseph », la « Reine Marie » et l’ « Espérance » plus petits et qui ne faisaient que le métier des cordes. Tous pêchaient ballottés par une faible houle et regroupés comme le ferait un troupeau pour affronter le froid vif de l’hiver. Sur le « Reine de la Foi », le dernier arrivé sur les lieux de pêche, on relevait déjà les cordes déposées la veille, on détachait les poissons des hameçons pour les lancer dans de grands paniers au milieu de la barque. La pêche était bonne mais pourtant personne ne faisait de commentaires, chacun restait silencieux, pensif. La proposition du Père Cadéne était toujours présente dans l’esprit de chacun et faisait travailler les imaginations. De temps en temps, les matelots se levaient de leur banc et battaient vigoureusement des bras pour réchauffer leurs mains bleuies. Les doigts gourds, gonflés par le froid retrouvaient ainsi un peur de vigueur pour reprendre une nouvelle et pénible manoeuvre. Le patron rompit bientôt le silence:
– » O pinsez comme mi,……..sortir el nuit ed Diminch,………. el Père Cadéne, il est pont du genre à radotter….y doit bin avoir eune bonne raison pour eune sortie paréle »
Chacun continuait son travail, mais tous approuvèrent d’un signe de tête.
– » On z’armontons bin vite nous dernières cordes, épi faut qu’on n’in parle in faisant route, pasque d’maïn y s’ra là al première heure……çà c’est sûr!…… »
Dès que les dernières cordes furent embarquées, on hissa de nouveau la voile, rapidement, saisissant à pleine mains les cordages raidis par le gel. Par un temps d’hiver, avec le froid vif qui mordait les chairs, mieux valait ne pas traîner. Le patron enfila des moufles grossiers de toile épaisse et prit la barre du gouvernail, les tro
is matelots s’assirent en lui faisant face, sur les bancs de nage, les bras croisés, se protégeant les mains sous les aisselles. Tous avaient hâte d’échanger leurs idées sur cette sortie si mystérieuse.
Le fils du patron, Julien, parla en premier:
– » Pour mi o’pa,…. ej sus partant, mi ej veux savoir,… si on sortons pont, Grand-Père y dira rin, mi ej veut savoir…….. »
Le patron approuva:
– » Cà pour sûr, pont d’sortie,…… on saura rin………épi c’est sûr on n’sauront rin avant ……..quoy eq t’in dit Jean Baptiste, ti t’es l’plus viu, quoy qu’c’est eune affaire paréle »
– » C’est pont clair, si c’étot un aut qui démindro çà ,…..ej dirot qui a du trafic là in d’sous,……mais Père Cadéne …as n’ach…….c’est pont possib…. »
Le dernier matelot Henri, rentré depuis deux ans de son service sur un cuirassé pendant la
dernière guerre, intervint à son tour:
– « Hé bin pour mi c’est clair…..c’est un coup d’ trafic, el Père Cadéne il est pététe viu , mais çà toujours étaït un viu malin…..Y parait qu’il étauw pont l’dernier à passer du tabac inglais..alors si c’est un trafic épi qu’ej peut rouler ces z’inglais….mi j’su partant« .
Le patron après avoir entendu les avis de ces hommes n’hésita plus:
– » Bon c’est clair, on sommes d’accord, ….pour un bien ou bin pour un mauw, on sommes d’accord…on sortiront……épi….comme c’est pététe el dernière fois qu’on pouvons faire plaisir à un viu,……el bon Diu y nous intind, inn peut qu’nous protéger….allez …à la grâce de Dieu, on sortiront Diminch »
Et il se signa.
Le bateau toucha bientôt terre, les femmes vinrent aider à le hisser sur le sable, on bu une « bistouille » (2) brûlante que les femmes avaient amenée, et sans traîner, dans le froid vif, chacun se chargea d’un lourd panier de poissons et tous remontèrent la pente de la falaise. Les autres bateaux étaient également arrivés et les équipages faisaient de même. Une journée normale pour ce petit peuple habitué à la vie rude des gens de mer. Fatigué par une dure journée et engourdi par le froid, mais l’esprit tranquille après cette décision prise en commun, l’équipage du « Reine de la Foi » regagnait les modestes habitations du village.
Le lendemain, à l’heure de la marée, les équipages et les familles s’affairaient autour des bateaux qui se préparaient de nouveau à prendre la mer. Comme prévu, la silhouette du Père Cadéne ne tarda pas à apparaître à la descente de la plage, ce qui fit rire, mais ne surprit pas l’équipage du « Reine de la foi ».
– » Guettez vous otes…qui qu’c’est ti qui s’ramène… »
– » Cante même avec des neig, c’est sûr qu’il auro v’nu aux nouvelles… » s’exclama le patron.
– » Alo Père Cadéne, el temps y radoucit aujourd’hui..;vous vla v’nu aux nouvelles «
– » Ouais…meilleur temps, nouvelle leune..el temps y va canger, el vint y tourne, y faudra péquer plus par l’ terre(3) dins les jours à v’nir….. »
Contrairement à leur attente, le Père Cadéne ne semblait pas impatient de connaître leur décision. Ils pensèrent que la veille, le vieil homme avait peut être parlé pour les intriguer mais sans réelle volonté de vouloir les faire sortir et de s’embarquer avec eux. Ils le savaient encore assez malicieux pour leur raconter une quelconque baliverne qui ferait suite à sa demande de la veille, mais il furent surpris lorsqu’il leur posa la question:
– » A quelle heure qu’on partons Samedi au soir?……. »
Tout l’équipage sourit en se regardant et le patron répondit:
– » Bin çà c’est cor pu fort,…… on z’avons pont dit qu’on sortons.!….. »
– » Bin mi ej saït ed pu hier qu’o z’ététe d’accord….cante j’aï bin vue à vos têtes qu’el curiositaïe à vous démingeauw…..c’étauw sûr qu’ l’affaire à l’étauw faites….. »
Tous, souriaient de la réplique du vieil homme. Ne pas refuser tout de suite et reporter la réponse au lendemain était déjà un accord et le vieux marin qui les connaissait bien avait très bien compris et n’avait aucun doute sur la réponse.
Le patron s’écarta du groupe en entraînant le Père Cadéne.
– » Sam’di au soir c’est des fortes maraïes, on sortiront à l’breume du soir, on séront sans doute tout seuw à sortir, y vaut miu qu’personne y vous voït imbarquer, v’nez din l’après midi..on vous montrons à bord à faire clair……. épi o rest’rez muchaïe … mais prév’nez vos gins qu’o faites eune maraïe avec nous otes… « .
– » Compte edsu mi, ej s’raï là à bonne heure…..pour em famill, tin fait pont, j’aï pu qu’mi à
pinser, em vie asteur c’est eune affaire entre mi épi l’bon Diu……..alors…à la Grace de
Dieu….. à Sam’di.. ».
Et, se retournant pour saluer l’équipage, comme à l’accoutumé en levant son bâton, le Père Cadéne quitta la plage et gravit de son pas trottinant la montée de la falaise.
Le samedi arriva. Comme prévu, le patron descendit à la plage l’après-midi, la plage était déserte mais le Père Cadéne se tenait déjà près de la barque. Il avait revêtu son ancien ciré de grosse toile, ses bottes de cuir, et portait sur la tête son éternelle toque de fourrure usée.
– » Ej sus paraïe,…………. profitons …y a personne…… »
Le patron l’aida à embarquer, mais fut surpris de l’aisance du vieil homme. Malgré son âge, s’aidant des bras, il se fit basculer par dessus le bordage de la barque comme il l’avait si souvent pratiqué.
– » Ej vaït m’innicher indsous d’el voile(4)……Paraïe……tout il est fin bin pour mi……traine pont …ad t’alleur… ».
Et il salua le patron, avant de s’allonger dans le fond de la barque.
A la tombée de la nuit, l’équipage rejoignit la plage pour l’embarquement. Seul un autre bateau s’apprêtait à sortir, le « Saint Joseph » qui, avec un équipage réduit à deux hommes sortait pour récupérer des cordes laissées à la marée précédente.
Il faisait déjà nuit noire quand les deux bateaux furent à flot. La mer était calme et la nuit sombre, avec un léger vent propice à une belle navigation. Les deux barques prirent la même direction mais dans l’obscurité, ils se perdirent rapidement de vue, ce qui permis au Père Cadéne de se tenir debout et de reprendre une position plus confortable.
– » çà va t’y Père Cadéne……o z’étes contint…on sommes sortie…..mais asteur y faut nous in dire ed plus…..on faisons qué route(5)….? »
– » Tout d’bout , route avail(6)…comme pour rintrer din l’Canche……après ej vous diraïe quoy….. mais avant o devez savoir »
Et le Père Cadéne, assit à la barre leur conta son histoire.
Il n’avait pas connu ses parents, ce qui expliquait ce nom de « Cadéne », bien différent des noms de famille habituels du secteur, il avait été élevé dans une maison isolée, près de Dannes, par un couple âgé, pauvre et solitaire. Avec eux, il avait découvert bien des secrets de la vie dans la nature, il avait appris à se débrouiller avec peu de moyens. Il avait appris comment prendre des lapins au collet ou des grives l’hiver. Il avait connut le bord de mer et récolté les coquillages, il avait ramassé pour se chauffer le bois que la mer amenait sur le sable. Il avait vu tout jeune ces bateaux qui péchaient et qui déjà l’attiraient. Lorsque ses protecteurs quittèrent ce monde, à quelques jours d’intervalle, il était encore bien jeune. Seul, mais déjà endurci par la rudesse de la vie, il fit face aux difficultés d’une existence solitaire. Son seul réconfort venait de cette mer qu’il aimait tant et vers laquelle il se tournait si souvent.
Et un jour qu’une barque était venue s’échouer, il s’en approcha. Lui, le solitaire, l’oublié de tous, il osa parler avec l’équipage et le patron accepta de le prendre pour mousse, et c’est ainsi qu’il arriva à Equihen.
Avant de mourir, le couple lui avait confié bien des secrets, raconté bien des légendes et pour tout héritage il n’avait reçut qu’une lettre cousue dans une pochette de toile. Ne sachant pas lire, il n’avait jamais ouvert cette pochette, mais il pensait en connaître le contenu que sa mémoire d’enfant avait fidèlement retenu. Et c’est cela qu’il était venu vérifier en cette nuit de Février.
L’équipage attentif, écoutait ce destin, ce récit et ce secret gardé toute une vie. Eux aussi avaient hâ
te d’en savoir plus, fier de la confiance que le vieil homme leur faisait et heureux de partager son secret. Mais il interrompit bientôt son récit pour donner des ordres:
– » On sommes in face ed Saint Frieux…….y faut rester juste in face…… on z’allons tirer
des bords à l’côte »(7)
L’équipage manœuvra comme souhaité. Près de la côte, la barque fit demi tour pour repartir vers le large et l’on fit la manœuvre inverse aux ordres du vieux marin en prenant soin de toujours rester en vue du mont Saint Frieux. Le mont Saint Frieux, les matelots le connaissaient bien, ils pêchaient bien souvent en face, c’était un coin de pêche à carrelets et à soles, et le mont Saint Frieux du haut de ses cent cinquante mètres leur servait bien souvent de repère dans ce paysage plat. Mais pourquoi rester en face si ce n’était pas pour pêcher ? Après plusieurs manœuvres, le patron commença à trouver un peu bizarre et inutile ces manœuvres et questionna le Père Cadéne :
– « Asteur qu’on sommes sorti, on z’allons pont tourner in rond, tout’l’nuit, y faut vous espliquez…”
– “ çà va v’nir… attindez… il est pont cor Diminch…..restez bin in face ed saint Frieux…..l’heure à l’tourne y faudra pont traîner”
Et la “ Reine de la Foi” continua ses manœuvres dans la nuit noire, seul le petit clapot des vagues contre la coque de la barque, troublait le silence de la nuit. La barque vira de bord et reprit la direction de la côte. Le Père Cadéne s’était placé à l’avant, scrutant la terre, mais toujours aussi énigmatique. L’équipage commençait à penser que le vieil homme les avait emmené dans une expédition inutile quand soudain il cria:
– “ Guettez là-bas…guettez….au pied d’ Saint Frieux……”
Tout le monde vint sur l’avant pour mieux voir et ne pas être gêné par la voile. Et chacun put observer une faible lueur, en contrebas de ce mont qui se détachait au dessus des dunes. La lueur s’amplifia, elle formait maintenant un gros halo de lumière bleutée, d’une couleur comparable au bleu des éclairs qui parcouraient le ciel les jours d’orage, et cette lumière diminuait d’intensité puis augmentait de plus belle, pour diminuer de nouveau. La régularité des variations donnait une étrange impression de souffle, une sorte de respiration gigantesque.
– “ C’est quoy ..père Cadéne?…. o z’avez déjà vu çà?…… c’est pont rassurant……”
– “ C’est pour çà qu’on sommes là…..c’est bin vraï çà qu’min père ed Dannes y disauw….c’est bin vraï…”
Il avait dit tout çà sans tourner la tête, excité et visiblement heureux, fasciné par le spectacle,
le regard figé vers cette lueur.
La barque avançait doucement, personne ne tenait la barre, tous observaient la lueur, silencieux et inquiets, fascinés par le spectacle.
Dans le silence de la nuit on entendit soudain une cloche. Un son grêle et lointain qui venait
distinctement de la terre. Non pas une volée comme ils avaient l’habitude de l’entendre le Dimanche pour la messe, mais des coups séparés, comme un glas, puis la cloche s’arrêta.
– “ C’est eune cloche triste…….ed d’ou qu’çà vient ……” questionna le patron.
– “ Ed là-bas …….Sûr eq c’est triste!……mais accoutez cor et ténez vous prêt à arpartir bin vite……” répliqua le Père Cadéne.
Et de nouveau après un long silence, la cloche se remit à tinter. Le même son grêle et triste que le précédent.
– “ Virez d’bord …….il est temps…….vite! ……allons au larch…….trainez pont…… n’accoutez pu….au larch……”.
L’équipage réagit tout de suite aux ordres du vieux marin, et la barque prit rapidement la direction du large. Presque par peur, personne ne se retournait pour regarder la lueur. La barque filait dans la nuit et le ton des paroles du Père Cadéne ne présageaient rien de bon , il fallait faire vite, même si personne ne connaissait la raison de ce départ précipité. Ils naviguèrent ainsi pendant au moins une heure, le Père Cadéne se retourna enfin et leur annonça:
– “ Y a pu d’ lueur…….c’est fini……min père ed Dannes il avot raison,…. c’étauw bin
vraïe……..Asteur,si o voulez, o pouvez pêquer ,…… c’est pu mes affaires…..asteur ej pourraï partir tranquill……”
L’équipage se retourna et chacun pu constater que l’ombre de la nuit avait de nouveau envahit la terre que l’on distinguait à peine, tout là-bas, avec la petite excroissance du mont Saint Frieux qui seul se détachait faiblement à l’horizon. Le patron déclara :
– “ Il est pont cor temps d’ rintrer,………. on z’avons préparaï des cordes , il est temps d’les filer……”
Et le Père Cadéne ajouta:
– “ Bin sûr ..perdez pont vos temps ….ej vaït vous dire min secret…mais o n’argrett’raï
pont vos sortie…..S’al nuit ici ..c’est tout bonheur pour vous otes……..”
Et assis à l’avant de la barque, le regard absent le Père Cadéne conta son secret, lentement d’un ton monocorde comme une voix intérieure. Un long récit, toute une enfance qui défilait. Il avait fallut qu’il atteigne l’âge de quatre-vingts ans pour vérifier les dires de son père adoptif, c’est dire toute l’importance de cette nuit. Et l’équipage le ressentait, cette nuit n’était pas une nuit comme les autres, la mer semblait attentive et étrangement calme, même le vent n’agitait plus la grand voile. Attentif aux moindres mots, à la moindre attitude du vieil homme, chacun écoutait. Et ce récit, ces confidences, prenaient une dimension dantesque sur cette mer, dans la nuit noire du Dimanche 29 février 1920. Les lignes étaient à l’eau, mais personne ne s’en souciait, c’était un grand livre de souvenirs qui s’ouvrait et personne ne voulait en perdre une page.
Le Père Cadéne raconta que celui qu’il appelait son père, la nuit, près du Mont Saint Frieux, lui racontait souvent qu’un ermite avait habité ces lieux, il y a bien longtemps. C’était disait-il, un frère du bon Saint Josse que les marins étaplois vénèrent et honorent en pèlerinage. Lui, l’ermite, portait, parait-il, le nom de Frioc ou de Férioc. Ce frère oublié, rejeté par les siens, avait trouvé refuge dans ce lieux désert à l’époque. Il observait la mer du haut du Mont et pour s’abriter, avait construit quelques cabanes. Un jour, une tempête plus forte que les autres avait amené tant de sable que sa cabane fut recouverte. Les pluies abondantes avaient gonflés les marécages et l’eau avait envahi toute les terres vers l’arrière pays. Pour subsister, il n’avait donc comme seule issue que de fuir vers la côte pour échapper au désastre. Il gagna donc le rivage et trouva une barque pour gagner des lieux plus hospitaliers. On ne su jamais jusqu’où il navigua, ni même s’il échappa à la tempête, mais les anciens disaient que son âme visitait encore ce lieux. La légende relatait même qu’il revenait à des dates bien définies et que ce jour là, pour les marins, une étrange lueur éclairait le Mont Saint Frieux avec « bien du bonheur ou bien du malheur » pour ceux qui l’apercevaient. On disait même que pour repartir, en ces jours si particuliers, le saint homme prenait une barque qu’il attirait à la côte par un mystérieux pouvoir, mais que jamais les équipages n’avaient perdus la vie. C’est la cloche qui décidait du bonheur pour les uns ou du malheur pour les autres, et c’était la raison qui avait rendu si attentif le vieux marin cette nuit. Lui seul savait que l’on ne devait pas écouter trop longtemps la cloche, lui savait comment garder et faire partager la part de bonheur que cette cloche et le vieil ermite savait dispenser.
Le pêre Cadéne souffla après ce long récit, puis il ajouta qu’un homme dans son existence ne pouvait être témoin de ce retour qu’une fois dans sa vie. La visite précédente, le 29 Février, un Dimanche, c’était en 1880, il naviguait dans un autre secteur et il n’avait pu vérifier cette histoire, mais il se souvenait qu’une barque s’était perdue dans les parages de Dannes cette nuit là. Bien sûr, il n’avait pas manqué de penser à cette histoire de son enfance, mais il s’était bien gardé de la conter à quiconque pour éviter les railleries de ses compagnons. Il se souvenait également que conformément à la prédiction, l’équipage de la barque naufragée, était rentré au petit matin. Tous les hommes sains et saufs, étaient revenus à Equihen, à pied en longeant la côte, preuve de la véracité de sa prédiction.
Le père Cadéne termina son récit. Il semblait fatigué. Le patron demanda aux hommes de remonter les cordes, la nuit touchait à sa fin.
Les hommes remontèrent les cordes qu’ils avaient tendues. Sur chaque hameçon un poisson était pris, et quel poisson ! Des turbots de belles tailles, des soles impressionnantes et même des bars si prisés des pêcheurs. Une bonne et inhabituelle pêche en si peu de temps.
– “ El prédiction à l’est juste …mes éfants ……merci Bon Diu d’m’avoir donnaïe el vie jusqu’à sal nuit ici……..o z’aurez del chance et du bonheur tout vos vie…ej vous l’avot dit……y fallot sortir s’al nuit ici ……”
Le patron heureux s’avança vers le Père Cadéne et l’embrassa. L’équipage en fit de même.
Ce geste était spontané, sincère et rude. Ces gestes avaient été pour lui si rares dans sa vie, et cette manifestation de tendresse si surprenante pour ces gens de mer, peu enclin à laisser paraître leurs sentiments, que les larmes lui vinrent aux yeux. Il sortit alors de dessous son ciré une pochette de toile grossièrement cousue et l’offrit à Henri, le plus jeune de l’équipage:
– “ C’est pour ti….t’es l’plus jeune …..c’est tout m’n’héritach…..c’est l’secret d’ Saint Frieux…. j’aï jamais seuw lire…mais ti t’aura la chance d’ pouvoir el l’lire …mais n’donne leu jamais à personne …c’est un secret… y faudra l’l donner quand té sintira v’nir les derniers jours…. c’est nos secret à nous otes tous insemble » et il déclara:
– “ Allez …..faisons route…….Rintrons bin vite el jour y va s’léver……y s’ra cor temps d’aller à l’messe …….on faisons route…..”
La barque toucha bientôt le sable, deux matelots sautérent dans l’eau jusqu’aux genoux pour aider à pousser l’embarcation au sec. On aida le père Cadéne à descendre sur le sable, on débarqua les poissons et bien vite on reprit le chemin vers les première habitations. Le Père Cadéne semblait avoir vieilli après cette nuit en mer, il marchait plus difficilement mais il tint malgré tout à remonter, comme chacun, une part des poissons de la pêche. On déposa rapidement les poissons en passant chez le patron et sans se changer, on partit pour la messe, accompagnés des enfants et de la famille, comme en procession, Père Cadéne en tête. Pendant la cérémonie, la petite troupe suscita bien des chuchottements, bien des regards furtifs. La tenue surprenait. Et de plus, voir à la messe le Père Cadéne, était un événement, ce n’était pas un habitué des lieux. Il était pourtant bien attentif le père Cadéne, profondément recueilli et son attitude ce jour là, dénotait une profonde ferveur.
A la sortie de la messe une nouvelle se répandit rapidement. Le “ Saint Joseph” qui était sorti pour “cueillir”(8) quelques cordes n’était pas rentré……. L’inquiétude grandissait et un groupe d’hommes partaient déjà vers le rivage quand un mousse cependant arriva en courant pour déclarer que les deux hommes de l’équipage étaient à Camiers, sains et saufs, mais que leur bateau s’était échoué et avait disparu. C’est les douaniers en patrouille qui avaient prévenu. Le soulagement se lisait sur les visages et l’équipage de la “Reine de la Foi” s’était resserré autour du Père Cadéne, complices du secret de la nuit. C’est alors que le Père Cadéne après un dernier soupir s’affaissa. La foule l’entoura. On tenta en vain de lui parler. Le Père Cadéne venait de rejoindre son paradis, là sans une plainte, à la porte de l’église, en tenue de marin, heureux, l’esprit libéré d’un lourd secret. Certains prétendirent même l’avoir vu sourire dans son dernier soupir. On l’enterra le lendemain au petit cimetière tout près de l’église. L’équipage de la “Reine de la Foi” en dernier hommage, grava une croix de bois avec pour seule épitaphe:
— Toussaint Cadéne dit “Père Cadéne “ —
— 1840 ?– 1920 —
— Marin —
L’équipage de la “ Reine de la Foi” reprit la mer dans la semaine. Et un jour, au large du Mont Saint Frieux, Henri coupa les fils de la pochette de toile offerte par le Père Cadéne. Il en sortit une feuille de papier jauni qu’il déplia avec d’infinies précautions et il lu à haute voix à tout l’équipage rassemblé:
Au vingt neuvième jour de Février
Quand un Dimanche sera donné
Pendant la nuit, au temps ainsi fixé
L’ermite du village oublié
Par trois fois, la cloche fera sonner
La lueur au pieds de Saint Frieux ( Friux)
Seul, de la mer sera vue
Une fois, deux fois la cloche entendue
Donnera richesse et salut
Malheur, si par trois fois entendues
Alors, sur la mer, la nef sera perdue
Et les hommes seront rendues
Au pied du Mont Saint Frieux(Friux)
Il en sera ainsi pour l’éternité
Au jour marqué et la nuit venue
Pour sauver l’âme de l’Ermite oublié.
L’équipage du « Reine de la Foi » s’est souvenu longtemps de cette étrange nuit au large du Mont Saint Frieux. Tous les hommes gardèrent en mémoire ces paroles si étranges, et ils purent vérifier la prophétie du secret du père Cadéne. Tous eurent une existence longue et heureuse. Certes, ils ne firent jamais fortune, mais ils menèrent une vie de travail paisible, avec sagesse, l’esprit riche de ceux qui connaissent un grand secret.
Si vous passez un jour à Equihen, dans ce petit cimetière en haut de la colline d’où l’on découvre la mer, ne cherchez pas le tombeau du père Cadéne… La croix de bois n’a pas résisté au climat difficile de ce bord de mer, de plus la guerre a changé la physionomie du village et n’a même pas épargné le cimetière qu’il a fallut déplacer.
Vous ne trouverez personne pour vous parler du Père Cadéne, les mystères doivent rester des mystères. De plus les marins gardent leurs secrets et confient rarement leurs histoires. Le père Cadéne a été oublié, et certain vous diront que son âme a sans doute rejoint celle de l’Ermite du mont Saint Frieux, lui aussi oublié.
Alors, si dans votre esprit reste une part de rêve, la curiosité vous amènera à rechercher les Dimanches vingt neuf février si peu fréquents au cours des temps…
Mais si dans votre existence les hasards du calendrier font, que le vingt neuf Février soit
un Dimanche… Cette nuit là, pensez au grand mystère qui se joue peut-être au pied du mont Saint
Frieux, souvenez-vous de l’ermite oublié et ne manquez pas d’avoir une pensée pour le Père Cadéne , marin d’une nuit sur la « Reine de la foi »………
Jean Pierre Ramet
à Equihen-Plage Janvier 2003
Notes:
(1) D’ou quo tindez: Où péchez vous
(2) Bistouille: mélange de café et d’alcool fort prisé des pêcheurs
(3) Péquer par l’terre: pêcher prés de la côte, par opposition au large « péquer au larch »
(4) M’innicher: se coucher, se recroqueviller (comme dans un nid, une niche)
(5) On faisons qué route: Nous prenons quelle direction
(6) Route avaïl: se diriger vers l’ouest, sud-ouest
(7) Tirer des bords: naviguer en louvoyant
(8) Cueillir des cordes: relever des lignes mise en place la veille
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